Dilemne
Tant les événements s’entrecroisent, s’entrechoquent,
s’interpénètrent, s’entremêlent, tout récit court toujours le risque de
n’offrir que des réductions de la vie, de simplifier, styliser, schématiser la
complexité créatrice du monde au point de la rendre indigeste. Les êtres vont,
les êtres viennent. Ils sont tantôt ici, tantôt là, rencontrent un jour un tel,
le lendemain un autre qui, à leur tour vont croiser X ou Y plus ou moins
longuement. Chacune de ces rencontres influe, parfois de façon évidente,
parfois de façon subliminale, l’être comme le chemin de chacun. Nulle vie ne
suit une trajectoire simple, chaque cause produit des effets multiples qui, à
leur tour proviennent de causes plurielles et il est très difficile, à moins
d’adopter une ligne par trop sommaire de décider quand abandonner tel
personnage, quand en introduire un autre et ce qui de leurs relations doit être
dit ou laissé de côté.
Ce dilemme qui est celui de l’écrivain — devant à tout
moment de ses écrits décider comment trancher dans le vif et vers quel point
diriger le foyer de sa lentille — est bien plus encore celui de
l’enquêteur dont les décisions engagent une réalité que ses observations, par
leur seule présence, modifient. Doit-il, dans ses rapports à la justice, parler
ou non de tout, de Tristan Winterhalter comme d’Évelyne Puget, de Théo, de
Jérôme et d’Arthur Cottard, peut-il se permettre d’ignorer Julien Bergotte,
Tristram Valcourt et Julien Morelet, Saniette Gallardon ou Léna Matoute alors
que chacun et chacune d’elles joue un rôle indéniable dans la compréhension des
faits et cet établissement nécessaire d’une vérité que réclame la justice.
Ainsi des hexagrammes. Leur rôle dans ces récits qui se
recoupent semble indubitable. Ils apparaissent ici et là. Et même si leurs
moments et leurs lieux d’apparition paraissent n’avoir entre eux aucun rapport,
leur présence seule interdit de les ignorer. L’écrivain-enquêteur (ou
l’enquêteur-écrivain, c’est selon… Selon quoi d’ailleurs ?…) est
contraint, du fait même de leur existence, d’essayer d’en savoir un peu plus à leur
sujet. Jusqu’à quel point ? Doit-il alors mentionner ce Wang Dongliang,
membre éminent du cercle du Yi Jing, que, pour essayer de comprendre, il est
allé rencontrer dans le treizième arrondissement de Paris, découvrant à cette
occasion un Cercle du Yi Jing dont les réunions se tiennent dans l’arrière
boutique d’une librairie chinoise tenue par un certain monsieur Bai Hua ?
Comment ne pas voir qu’il y a là des coïncidences fortes qu’il n’aurait jamais
relevées sans sa curiosité initiale?
Pas de limites. Tout fait, même le plus minime, tout personnage
un moment aperçu, peuvent soudain se révéler de la plus haute importance. Ne
rien négliger. Garder les yeux et l’esprit ouvert. Tout noter. D’un regard à l’existence
d’une clef USB de couleur rouge. Accorder à toute chose la même importance.
Tout dire, tout décrire. Au risque de lasser, ne pas se laisser détourner du
chemin ardu de la complexité exhaustive.