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Une histoire sans fin
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25 octobre 2006

Écrire avec un tableur

Retour home. Marc a la tête pleine de projets, d’idées, de désirs d’écriture. La marche, certainement la marche. Et la forêt, le fouillis de la forêt, l’espèce d’excès dans la réalité dont la fixation devient insupportable. Tant de choses qu’il n’aurait même pas pu énumérer, de relations, de coïncidences… Maintenant il fallait donner de l’ordre à tout ça. Sa tête était un chaudron où cuisaient des choses disparates, des formes floues, des mouvements, des couleurs indistinctes, des images. Maintenant il fallait mettre de la logique dans ce chaos.

Comme d’habitude, avant de commencer à écrire, Marc mettait tout cela dans un tableur. Il y avait Excell, et avant Excell il n’y avait rien, des fiches cartonnées, des notes éparses, mais Excell avait changé tout ça: chaque fragment pouvait désormais être répertorié, marqué de façons diverses et ces marques permettaient de créer des ordres, de les modifier, de mettre en évidence des liens ou au contraire de les dissimuler, d’introduire des idées qui aussitôt se voyaient reliées aux autres et leur transmettaient leurs caractéristiques propres. Pas un plan, encore moins un synopsis, juste un chaos de notes qui, par la magie du logiciel, constituaient des ensembles plus ou moins flous et des sous-ensembles comme autant de fragments de récits dont la compatibilité ou l’incompatibilité se mettait toute seule en évidence. Il commença par noter ce qu’il appelait des «concepts»: social, en était un… Il allait marquer de cette étiquette un certain nombre de notes comme «milieu de cadres moyens et inférieurs: commissaire, professeur, instituteur, brigadier de police, petit commerçant» ou «le cadavre est celui d’une petite vieille petite bourgeoise». Tout ça ne prendrait forme que lorsqu’il aurait rassemblé des milliers de fragments, mais c’est ainsi qu’il travaillait. D’autres de ces concepts étaient déjà évidents: rivalités, affection, argent, démotivation, absence d’avenir, blocages, mouvement, etc. qui donneraient peu à peu leur place aux éléments. Chaque fragment, bien entendu pouvait être caractérisé par un nombre illimité de concepts, ce qui assurait leur circulation dans un ensemble en mouvement jusqu’à la pose du point final. Ainsi, si lui venait à l’esprit un passage comme: «le ciel était une sauce, avec un soleil gras fondu dans un espace beurré de blanc, les grosses chaleurs enflaient avec lenteur…», son marquage pouvait être du type «solitude, désespoir, été…» ce qui permettait l’apparition de cette phrase à des points très divers du récit. A lui de voir ensuite s’il le bloquait définitivement ou, au contraire, le laissait ouvert à d’autres associations. Il aurait, bien sûr, aimé que cet ensemble reste définitivement ouvert, mais la publication ne le permettait pas: il devait choisir et, chaque fois, ce choix lui provoquait une souffrance… mais il fallait bien vivre.

Dans une espèce d’urgence fièvreuse, il posa une ligne directrice: le cadavre d’une vieille dame appartenant à la petite bourgeoisie locale est trouvé dans un bois par des promeneurs. La commissaire Mollet mène l’enquête. Après de nombreuses fausses pistes et autant de péripéties, elle découvrira que l’assassin est un professeur de mathématiques qui sème nombre d’indices sous forme de topologies —ce qui permettra via Lacan de lier mathématiques et psychanalyse— utilisant la géographie de façon métaphorique, etc.

Comme ça c’était un peu compliqué, mais il se comprenait. Il faudrait simplement traduire tout ça de façon simple, par exemple une figure sur la carte mettant en relation un point avec un autre point, traçant, comme dans ces jeux pour enfant où il faut relier des chiffres par des traits, une évolution possible, donc définissant l’avancée de l’enquête.

La relation ente A, la vieille dame, et B, le professeur de mathématiques, se déroulerait ainsi dans un espace à N dimensions: l’histoire relative des deux familles, les relations territoriales, les relations sociales, les relations financières, l’atmosphère de l’époque… D’autres certainement; il n’en était qu’au début de son travail et il savait par expérience que les idées appelaient les idées. En tous cas, il était content de lui, ça partait bien. Il intitulerait son récit Albertine Mollet. Albertine parce qu’Albertine et Mollet parce que les deux mots totalisaient 15 caractères et permettaient de constituer les trois mots «aile, mortel, lent». Pour «aile» il avait déjà l’accroche des mésanges. Pour les deux autres mots il verrait en avançant: devoir trouver une solution était toujours un puissant stimulant. Quant à la lettre «b» résiduelle, il pouvait l’utiliser comme signature, son professeur s’appelant par exemple Balpe ou comme valeur mathématique, 2… ou autre, les jeux mathématiques étant infinis. Il ne lui restait plus qu’à avancer.

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