Conversation mondaine
Ce jour-là, Madame Cottard a quelques
unes de ses amies les plus proches à dîner: Rachel Swann, mère de la
jeune pianiste, Françoise Persigny et Germaine Argencourt.
Marie-Gineste
Cottard ne sait jamais d’une façon certaine de quel ton elle doit
répondre à quelqu’un, si son interlocuteur veut rire ou est sérieux et,
à tout hasard, elle ajoute à toutes ses expressions de physionomie
l’offre d’un sourire conditionnel et provisoire dont la finesse
expectante la disculperait du reproche de naïveté si le propos qu’on
lui a tenu se trouve être facétieux. Mais comme pour faire face à
l’hypothèse opposée, elle n’ose pas laisser ce sourire s’affirmer
nettement sur son visage on y voit ainsi flotter perpétuellement une
incertitude où se lit la question qu’elle n’ose jamais poser:
«Dites-vous cela pour de bon?» Elle n’est pas plus assurée de la façon
dont elle doit se comporter dans la rue, et même en général dans la
vie… Aussi devant la question de Rachel: «Et ton mari, toujours à
Chypre avec Théo?», elle se trouva comme d’habitude désemparée se
demandant si ce n’était de la part de Rachel que question de pure
forme, si elle manifestait un réel intérêt pour sa famille ou si elle
savait plus de choses qu’elle ne voulait bien en dire, essayant par
cette question apparemment anodine de tester ses réactions ou même d’en
apprendre davantage. Magie — ainsi que l’appelaient ses intimes— est
assise sur un siège suédois en sapin ciré qu’un amant de ce pays lui
avait donné et qu’elle conserve, quoiqu’il rappelât la forme d’un
escabeau et jurât avec les beaux meubles design qu’elle possède… mais elle
tenait à garder en évidence les cadeaux que ses amis lui faisaient de
temps à autre afin que les donateurs eussent plaisir de les reconnaître
s’ils venaient.
De ce poste un peu élevé elle s’efforce d’animer
la conversation de ses amies. Mais ne pouvant avouer qu’elle a envoyé
son fils —dont elle s’était aperçu qu’il avait, avec ses frères,
commencé à fumer du hashish; peut-être même à en cultiver dans un coin
du jardin pour en commercer quelque peu— à Chypre avec son père suite à
la plainte de son voisin et à la visite, qui lui avait paru si
inquiétante, des policiers, elle ne peut donc que répondre quelque
chose d’anodin et cependant de vraisemblable: «Il a beaucoup travaillé
ces temps-ci et j’ai pensé qu’un petit séjour dans ma famille ne
pouvait que lui faire du bien.» et comme Rachel questionne avec
insistance: «Quand reviennent-il?», il lui faut prolonger son mensonge,
et même imaginer un mensonge sur un premier mensonge, car, l’après-midi
même, elle a téléphoné à son mari pour lui dire de laisser Théo encore
quelques temps chez les siens à Larnaca, et ayant dû, pour cela,
trouver un prétexte plausible lui a dit que cela faisait plaisir à ses
parents et qu’un séjour un peu prolongé de Théo en terre massivement
anglophone ne pouvait que lui faire du bien, son précepteur d’anglais
trouvant son niveau un peu faible. Aussi répond-elle avec une aisance
si affectée qu’elle en paraît aussitôt suspecte à son amie: «Edmond
rentre après-demain mais Théo va rester un peu plus longtemps chez mes
parents… Il a besoin d’améliorer son niveau d’anglais et puis, tu sais,
quatorze ans est un âge difficile, je pense qu’être un peu coupé de
nous ne peut que lui faire du bien…» «Quel heureux garçon!» se contente
de dire Rachel qui brûle cependant d’essayer d’en savoir un peu
davantage sur les raisons d’une telle décision qui, parce que son amie
ne lui en avait jamais parlé auparavant, lui semble étrange et même
quelque peu intrigante. Mais elle ne sait quel prétexte évoquer pour
cela et se contente d’une approbation consensuelle: «C’est vrai que nos
adolescents sont parfois difficiles!»