Marc Hodges se demande pourquoi il a créé certains de ses personnages
Aujourd’hui tout le monde — ou à peu
près — sait écrire un roman, inventer des personnages, créer une
intrigue, suivre le fil d’une ou plusieurs intrigues. Le roman est
devenu un bien commun quelque chose comme un schéma rhétorique fermé
devenu une des composantes de la culture générale. Le problème,
aujourd’hui, n’est donc pas de savoir écrire un roman mais de ne plus
savoir le faire et de repartir sur cette base. Accepter que le monde a
changé, que la complexité élémentaire du monde à laquelle le roman
apportait un pendant littéraire s’est dissoute dans une complexité
plus complexe encore d’où toute finalité rationnelle semble avoir disparu. Aucune
téléologie, qu’elle soit scientifique, philosophique ou politique,
n’est plus crédible, nous nageons jusqu’à épuisement dans les courants
des effets contraires, ballotés sans espoir dans un univers que nous ne
comprenons plus. Le monde a changé en effet, nos découvertes, les
techniques que nous avons créé ont tout bouleversé, et le roman,
produit d’une approche relativement rationnelle du monde, avec un début
et une fin définis, avec les trajectoires prévisibles de ses
personnages, ne correspond plus à rien. Davantage encore, le problème
n’est pas le roman, mais la littérature: qu’a-t-elle aujourd’hui à
nous dire réellement de notre monde? Bien sûr elle peut continuer à en
raconter des histoires, couper en lui des tranches et nous les
présenter comme originales… mais ça ne marche plus. Écrire un poème
n’a, aujourd’hui, pas plus de sens qu’écrire un roman…
Je crée
un personnage, le punk que j’ai placé au bord du Grand Canal, et qui
semble surveiller l’enquête d’Albertine Schwilk. Aussitôt il s’inscrit
dans la linéarité de l’intrigue: que vient-il faire là, pourquoi, que
va-t-il devenir, en quoi influe-t-il sur ce que nous savons de
l’intrigue?… Il devient nécessaire et pourtant il ne l’est pas pour
moi. J’ai eu envie de placer là un observateur étrange. Point. C’est
tout. Pourquoi faudrait-il qu’il m’enferme? Pourquoi faut-il qu’un
récit ait un début et une fin? Dans les flux perpétuels d’information
qui sans cesse nous forment et nous informent pourquoi faut-il que le
roman soit contraint à des sélections? Ne peut-on imaginer une
littérature en flux où s’aboliraient les genres où, grâce à la
technologie, le texte ne cesserait, à son tour, à sa manière propre,
d’informer le monde, le former et le rendre informe? Une littérature
finie-infinie sans point focal ni trajet de lecture obligatoire, une
littérature aussi chaotique que l’est le monde dans et pour lequel elle
est produite, totalisante et fragmentaire, pleine et vide, complète et inachevée,
lisible et illisible…