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Une histoire sans fin
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3 octobre 2006

Toute vie est une fiction

Marc Hodges n’avait aucune idée ni du fonctionnement d’un commissariat ni de ce qu’était réellement une enquête mais il était intimement persuadé que l’imagination pouvait supplier à tout et que la plupart des romans réalistes —ou des passages de romans qui se voulaient réalistes— ne fonctionnaient en fait que sur une qualité d’écriture qui permettait au lecteur de projeter son propre imaginaire dans celui de l’écrivain et, par suite, de penser vrai ce qui, après tout, n’était qu’une construction syntaxique. La fiction n’est qu’une projection de la vie, car toute vie est une fiction; toute vie n’est que cette fiction que les autres constituent à notre sujet. Nous croyons avoir vécu tel ou tel fait et ce fait s’impose à nous avec une force et une présence incontestable, lorsque nous y pensons, nous y sommes encore, nous sommes au milieu du Sahara, seuls dans une voiture, perdus au milieu du désert parce que nous avons naïvement fait confiance à cet individu avec lequel nous avons copieusement bu du whisky au bord d’une piscine et qui nous affirmait qu’il y avait par là des vestiges archéologiques intéressants, nous nous souvenons du moment d’effarement total où nous nous sommes trouvés lorsque la nuit était tombée et que nous ne savions plus quelle direction prendre pour retourner à l’oasis, nous voyons la couleur orangée chaude des dunes de sable, sentons le vent chargé de grains qui piquent notre visage, nous avons dans le nez l’odeur de la chaleur sèche… nous serions prêts à jurer tout cela devant n’importe quelle institution. Avons-nous vu également ce jeune sikh massacré à coup de pelles dans les rues de Lucknow lors des émeutes ayant suivi l’assassinat d’Indira Gandhi? Nous sommes nous fait arrêter dans le sahel par un policier armé d’une mitraillette exigeant, pour que nous poursuivions notre route, de mettre une cravate? Une autre fois encore, nous entendons les paroles de notre grand-père au bord d’une rivière alors qu’ensemble nous tendions des filets pour piéger les goujons, nous voyons son sourire asymétrique, légèrement crispé sur son éternelle cigarette collée au coin gauche de sa bouche, son béret de travers, nous entendons couler ce que nous considérions alors être une rivière mais qui, aujourd’hui nous semble un ruisseau; sentons la poigne de l’eau sur nos chevilles, le froid qui peu à peu gagne nos jambes, la crispation de la plante de nos pieds cherchant une portion sans galets ni vipères… Tant d’événements ne reposent ainsi que sur les constructions de notre mémoire. Nous revivons tout cela encore… et pourtant, rien de tout cela n’a jamais existé: nous nous racontons sans cesse des histoires car c’est d’histoires que nous sommes faits.
Marc était sûr que nous ne vivions que sur des histoires et que peu importait leur véracité pourvu que nous les acceptions comme vraies: comme à son habitude lorsqu’il mettait un livre en chantier, il acheta un cahier neuf à couverture cartonnée rouge et, au feutre noir, il inscrivit, dans l’étiquette blanche réservée à cet effet, son titre: «Albertine Mollet ou l’inconnue de la grotte d’Arnette».

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